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Raya LINDBERG
curatrice, critique d'art, enseignante chercheuse

biographie


Vit à : Bruxelles

Corps écrits

 

C’est au cœur des mots que prend place la nouvelle proposition de l’artiste franco-vietnamienne THU-VAN TRAN (°1979). Des mots manquants que l’écriture fait revivre, et dont Édouard Glissant dit « qu’elle est un acte du fond même de l’effacé. »[1]. Dans cette nouvelle exposition proposée à La Loge (Bruxelles), certaines pièces emblématiques du travail de l’artiste sont reconfigurées en fonction du lieu dans la continuité de son exploration du passé colonial du Vietnam, dont elle a choisi de matérialiser l’évanescence des traces.

 

Lors de sa dernière exposition au MAMAC à Nice, l’artiste interrogeait les conséquences sur l’environnement de l’implantation de la monoculture de l’hévéa au Vietnam, et les ravages écologiques et humains engendrés par l’épandage chimique durant les guerres d’indépendance, des désastres qu’elle métamorphosait en objets sculptés et toiles colorées à la beauté diffuse. Pour cette nouvelle proposition, c’est à l’un des derniers recueils de Marguerite Duras, Écrire publié en 1993, qu’elle s’attache. D’entrée de jeu, ce livre devient le viatique d’un acte iconoclaste ou plutôt d’une bibliocastie[2]  face au fétichisme de la langue et de la littérature.

Nous vivons dans l’éclat au MAMAC à Nice s’inspirait déjà d’une œuvre littéraire. Mais si un extrait d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, écrivain de langue anglaise, avait été traduit, pour l’occasion, en français par la plasticienne, Thu-Van Tran en inverse ici le processus. Pour titrer son exposition, elle traduit une phrase d’Ecrire de Duras en anglais, proposant une nouvelle expérience de lecture.

Toutefois, il faut comprendre que Write as the beasts cry at night — (…) l’écrit, c’est les cris des bêtes dans la nuit[3] dont en anglais on perd l’homophonie des mots « cri » et « écrit » — va au-delà de la description par Duras de la sauvagerie de l’écriture qui arme l’écrivain contre la vulgarité du monde. Thu-Van Tran confère à cette phrase une signification plus politique, rendant hommage au cri de révolte des coolies dans les plantations de caoutchouc au Vietnam au sujet desquels elle précise que si la journée ils saignaient les arbres pour en récupérer la sève lactifère, la nuit ils écrivaient leurs droits. La lutte du peuple vietnamien se raconte et s’écrit donc également au cœur de ce projet.

Est-ce alors pour interroger cet héritage culturel colonial à travers l’impérialisme de la langue française que Thu-Van Tran a procédé à un geste transgressif sur le livre de Duras (Duras qui parlait couramment vietnamien), à savoir le défaire littéralement ? Écrire est non seulement dépecé, la totalité des feuillets est enfermée dans 41 cadres accrochés perpendiculairement au mur des espaces les plus exigus de La Loge, du couloir aux escaliers, et autres renfoncements du lieu, mais chacun des feuillets a été préalablement plongé dans le bleu de méthylène. Cette encre utilisée pour marquer et empêcher la revente de livres avant leur envoi au pilon, Thu-Van Tran l’appelle « assassine ». C’est peu dire que la plasticienne use d’un vocable qui rend compte moins de la disparition du livre que de la mise en scène de sa mort, à ceci près que c’est elle qui en préside la destruction comme pour en conjurer le sort ou pour en reprendre le commandement.

L’exposition se présente donc comme un espace de lecture éminemment physique qui nécessite de redécouvrir un livre, pas à pas, dans sa matérialité. Il existe une pratique d’apprentissage de la lecture qui, à plusieurs égards, s’en rapproche, celle de l’arpentage issu des mouvements d’éducation populaire qui permet, grâce à une lecture partagée, une transmission du savoir sans le relais de la langue savante. Cette réappropriation critique et égalitaire de l’écrit par le biais de sa mise en commun est un facteur de cohésion sociale et culturelle qui n’est pas étranger à la démarche de Thu-Van Tran qui donne à voir et à transmettre un texte. Consciente aussi que nos corps incorporent ce que nous lisons, elle entretient avec le livre un véritable lien de subsistance. Nous dévorons, nous digérons nos lectures. Les livres blessent, parfois nous animent ou nous tuent. Le livre est une représentation qui n’est pas sans danger, car il n’est pas que la partie visible d’une conscience au travail, mais le réceptacle d’une (…) voix qui s’écrit, une langue qui s’efforce, comme l’explique au sujet de la culture créole Édouard Glissant.[4]

La voix de Thu-Van Tran est, quant à elle, traversée par le territoire géographique et culturel du Vietnam, dans un processus qu’on pourrait qualifier de transfert d’une culture à l’autre qui n’est pas étranger à sa pratique du moulage dont elle dit : « Tout mon travail est une histoire d’empreinte, qu’il s’agisse d’un contact direct ou d’une retranscription symbolique des choses.”[5] Transformées allégoriquement, les traces de vie anciennes réaniment les fantômes du passé. Même déplacées dans un autre pays ou circulant dans le contexte d’une exposition, elles trouvent là, au-delà du trauma guerrier et colonial, une réhabilitation qui n’est pas qu’esthétique et mémorielle. 

L’anthropologue Heonik Kwon, qui a longuement étudié les rituels de commémoration au Vietnam, déjà vivaces dans la culture du pays, parle d’une relation à l’invisible qui s’est donc trouvée modifiée et approfondie par les conflits récurrents sur son sol. Pour la population, les pratiques de deuil ne consistent pas seulement à entretenir la mémoire des ancêtres, mais intègrent la présence fantomatique des défunts — qui peuvent être des personnes déplacées, Françaises ou Américaines mortes au combat— auxquels on doit accorder, au regard de l’histoire, soin et consolation.[6]

Thu-Van Tran poursuit, semble-t-il, cette négociation avec la hantise traumatique d’un pays profondément meurtri par la guerre. L’installation intitulée Le génie du ciel au deuxième étage de La Loge figure cette unité généalogique entre les vivants et les morts, et fait place à la réparation dans le rituel de deuil. Après les avoir modelées à la main, la plasticienne a produit une centaine de roches blanches en porcelaine de Sèvre dans chacune desquelles est insérée une aile d’oiseau naissante. Cette série de sculptures illustre une légende dont l’artiste ne sait plus si elle lui a été transmise ou si elle l’a inventée de toutes pièces. Ce récit raconte comment le génie du ciel transforma, l’espace d’une nuit, les pierres en bordure du lac de L’Épée restituée à Hanoï en nuées d’oiseaux blancs, pour qu’ils s’envolent à la rencontre des familles endeuillées, afin de leur apporter repos et quiétude. Cette allégorie sculpturale zoomorphique porte en elle la vision mythique d’une rencontre réparatrice entre les morts et les vivants par le biais d’un animal psychopompe. Le film 24 heures à Hanoï projeté sur de grandes feuilles de papier imbibées de bleu porte également au voyage, qui n’est plus métaphorique, mais bien actuel. Thu-Van Tran a filmé la déambulation dans Hanoï d’une jeune femme qui pourrait être son double et sa rencontre à la fois avec des lieux emblématiques de l’héritage culturel vietnamien et des espaces plus atypiques : église catholique et centre d’art contemporain désaffecté confrontent le Vietnam ancestral à son acculturation urbaine et contemporaine. Ainsi découvre-t-on, après une errance dans la ville, les 82 tortues de pierre du patrimoine millénaire de Hanoï qui forment les stèles du Temple de la Littérature. Cet édifice confucianiste qui honore les plus remarquables lettrés du pays questionne l’héritage du savoir au Vietnam et la présence d’une élite des lettres nationale en dehors de la filiation coloniale. En faisant le choix de projeter deux versions du film, comme le recto et le verso d’une même histoire —l’une totalement silencieuse, quand l’autre intègre des voix off et des sous-titres —, Thu-Van Tran nous rend observateur.ice du passage sous silence de cette mémoire nationale. Par moment, l’artiste nous laisse seul.e avec la langue vietnamienne sans la traduire, l’écran devient alors noir et nous sommes au plus près de sa sonorité. La voix off d’un vieil homme énonçant : « Le passé n’arrive plus à s’immiscer dans le présent, mais au contraire à Hanoï la sphère du temps semble s’être détournée en une courbe imparfaite à l’image de la géographie sinueuse et moite du pays. Ainsi passé et présent s’affrontent dans un va-et-vient perdant », telle une sentence, rappelle combien le chemin de l’émancipation est difficile quand un passé de dépossession et de domination a si longtemps oblitéré l’histoire.

Raya Lindberg

Thu Van Tran

La Loge

86 rue de l’Ermitage

1050 Bruxelles

http://www.la-loge.be

 

 

 

 

[1] Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, Folio essais, 1997, p. 381.

[2] Cette terminologie est empruntée à Magali Nachtergael dans son article : « Pilon, clou et bleu de méthylène. Destructions du livre chez Elisabetta Benassi, Tania Mouraud et Thu-Van Tran » dans Sofiane Laghouati et Andrea Oberhuber dir., Les Blessures du livre. Écrivains et plasticiens à contremploi, revue Textimage n°11, 2019.

[3] Marguerite Duras, Écrire, Paris, Folio Gallimard, 1993, p. 24.

[4] Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, Folio essais, 1997, p. 381.

[5] Revue Numéro, n°14, 26 novembre 2019, consulté le 21/07/2024.

[6] « Se consacrer à ce travail de mémoire et le manifester dans des activités rituelles communautaires représentent deux changements majeurs survenus dans les villages vietnamiens depuis les années 1990. Il s’agit aussi d’un projet collaboratif entre les habitants du monde des vivants et ceux de l’au-delà, qui n’implique pas seulement des actes d’intervention de commémoration sous la forme de rituels pour les morts, mais aussi la volonté farouche des âmes de se libérer de l’histoire. Heonik Kwon, « Les voisins invisibles », Terrain [En ligne], 69 | 2018, mis en ligne le 22 juin 2018, consulté le 23 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/terrain/16611 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.16611

 

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